L’HUMOUR


DANS


LES FABLES DE LA FONTAINE









Cours de XVII ème siècle de Monsieur LANDRY


Maîtrise de Lettres Modernes Magali PERRIOL




















Les Fables de LA FONTAINE étant avant toute chose un chef-d’ oeuvre de diversité, l’humour se devait d’en faire partie intégrante. Ce terme d’ ‘’humour’’ , né au XVIII ème siècle, est à expliciter le plus possible : car ce dont parle LA FONTAINE, dans la préface du premier recueil, c’est d’une notion de ‘’gaieté’’ un peu floue : il parle de « quelques traits qui relev[ass]ent le goût [des Fables] ». « On veut de la nouveauté et de la gaieté. Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux[...] Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide ».Cette gaieté, sur le principe de l’humour, a une triple finalité : amuser dans l’absolu, amuser pour dédramatiser une réalité désagréable, ou, au contraire et surtout, amuser pour dénoncer une réalité désagréable. Pourtant toute Fable n’est pas ‘’gaie’’, et loin de là : certaines par exemple sont nimbées de nostalgie (IX, 2) ou de tristesse (I,8; II,6), voire peuvent s’avérer pathétiques (III,4 ;VIII,1) ... Cette variété de tonalités peut se retrouver à l’échelle d’une seule et même image (contraste entre les vers 5-6 de la Fable V,15 et les vers 14-15 de XII, 16):tout dépend donc du traitement de la Fable décidé par l’auteur. La diversité dont fait preuve LA FONTAINE se situe au sein- même de la gaieté : des degrés différents nous font passer du rire au sourire, du comique à l’ironie.



Comme le dit BIARD : «  Seul l’équilibre le plus rigoureux d’éléments en apparence inconciliables, seule l’imprégnation de tout l’ouvrage par un ton prédominant de légèreté et de fantaisie pouvaient permettre au poète de mêler harmonieusement ses goûts, son talent et son style personnels aux exigences des formes d’art et à celles du sujet choisis ».1














PLAN





BREF APERCU THEORIQUE

SUR LA ‘’ GAIETE ‘’ LAFONTAINIENNE


- humour, gaieté, rire, sourire : difficultés d’une définition des critiques

- variété, diversité : émergence de l’idée de ‘’ deux niveaux distincts’’ :




I COMIQUE INHERENT AU GENRE DE LA FABLE

TRAITE PAR LA FONTAINE


- éléments comiques dûs à la personnification

- caractère ludique du genre : comique de situation, ridiculisation .




II INSERTION DANS LE GENRE DE LA FABLE D’UN HUMOUR

...’’INHERENT ‘’ A LA FONTAINE


- diversité des tonalités : jeu sur le(s) style(s) et sur les mots

-diversité des techniques stylistiques : renvoi à la notion d’absurde formel ( des figures d’atténuation à celles de l’exagération).




DE L’HUMOUR A L’IRONIE...


-ironie du narrateur : raillerie indirecte

- ironie de l’auteur : raillerie directe et visées principales de la dérision




CONCLUSION





BREF APERCU THEORIQUE SUR LA ‘’ GAIETE ‘’ LAFONTAINIENNE



L’humour, cette ‘’ forme d’esprit.’’, peut faire rire ou plus simplement sourire ; qu’en est-il de la ‘’ gaieté’’ qu’évoque LA FONTAINE ? Interrogeons quelques critiques :

Pour P.DANDREY, elle a pour champ « le domaine ambigu et nuancé des formes multiples du jeu d’esprit, railleur ou espiègle, complice ou distant, joyeux ou amer » mais reste « en-deçà de la franche hilarité. »2 , puisqu’elle « surplombe (sic) le rire, l’enveloppe et prend du recul par rapport à lui tout en utilisant ses forces, mais avec mesure et discernement. » Il l’assimile ainsi au concept d’un « rire dans l’âme » 3


On peut trouver, chez JP COLLINET, l’expression de la même complexité, lui pour qui « partout se retrouve, plus variée, plus savante, la ‘’musique moqueuse’’ que VALERY se plaisait à relever dans deux vers d’Adonis », ajoutant: « c’est entre une gaieté qui reste en deçà du comique, et un ridicule qui reste en deçà de la satire que se situe pour les Fables, la gamme exquise des tonalités. »4

Mais plus extrême, ce jugement est peut-être à tempérer : en effet il borne littéralement l’humour en excluant les notions de ‘’comique’’ et de ‘’satire’’ pourtant bien présentes dans les Fables - nous le verrons -, lui qui parlait( qui plus est à propos des Contes), d’ « une gamme de tous intermédiaires »5.


D’après BIARD, « LA FONTAINE fait une distinction entre la gaieté et le comique »6 , certes, mais « il allait ajouter l’humour aux ingrédients constituant sa notion personnelle de la gaieté »7: qu’est-ce-à-dire ?

Revenons donc à la notion de gaieté et à DANDREY : « la gaieté des Fables semble se situer à mi-chemin entre le trait d’esprit proprement dit et le genre comique au sens plein du terme. »8.

Retenons simplement avec BARED que dans la Fable, « le sourire conv[ient] davantage que le rire »9, fait dû à la variété inhérente à son genre.



En effet « le mélange et parfois même l’opposition de tons variés constituent, pour LA FONTAINE, le langage idéal de la Fable, ce poème composite »10.

Plus précisément « tout un courant d’allusions multiformes constituent un commentaire ironique de [l’anecdote moralisatrice]. Cette superposition qui n’est perceptible qu’au lecteur cultivé produit un effet très complexe ; l’on peut ainsi comprendre et apprécier les Fables à deux niveaux distincts:celui de l’apologue didactique [...] et celui du poème élaboré [...] »11.




COMIQUE INHERENT AU GENRE DE LA FABLE

TRAITE PAR LA FONTAINE



Il existe un comique propre à la Fable puisque le genre fabuleux doit à l’apologue la caractéristique de la personnification, à la fois anthropomorphisation et prosopopée. Il y a donc « interférence comique des éléments humain et zoologique », des « effets amusants de l’intersection du plan humain et du plan animal »12. En outre « peintre animalier, LA FONTAINE a le don de la caricature et dessine prestement d’amusantes silhouettes »13. La question de la désignation des personnages est traitée sous l’angle de la diversité : prénoms , noms assimilables à des épithètes homériques , ou encore périphrases désignant soit l’animal soit l’espèce de façon personnifiante. « l’emploi des titres de noblesse ou de charges peut être comique » rappelle JD BIARD, et il ajoute que cet emploi, s’il n’est pas systématique, est « dans chaque cas approprié au sujet et souvent lié à l’évocation d’implications humoristiques supplémentaires »14.

Un chat est ‘’maître Mitis’’ (III,18); un rat est ‘’roi nommé Ratapon’’ et entouré de ‘’Soldats, Capitaines, Princes, Seigneurs’’, (IV,6), un autre rat est ‘’Doyen’’ (II,2); ‘’Capitaine Renard’’ (III,5) est aussi ‘’Vizir’’ (XI,1), un ‘’Citoyen du Mans’’ est ‘’Chapon de son métier’’ (VIII,21); le Lion est ‘’Roi des animaux’’ (II,19), ‘’un terrible Sire’’ (XI,5), ‘’Messer Lion’’ (II,19), ‘’ sa Majesté Lionne’’ et le ‘’Monarque’’ (VII,6) ; le Cheval devient ‘’Dom Coursier’’, ‘’ la Bête Chevaline’’ (V,8), le Cochon devient ‘’Dom Pourceau’’ (VIII,12) ; citons encore ‘’Messer Loup’’ (IV,1-6), ‘’Sultan Léopard’’ (XI,1), le Singe ‘’Maître Gille’’ (XII,21 ; IX,3) ; ‘’Maître Corbeau’’ ( I,2) ; ‘’Dame Mouche’’(VII,7), ‘’Dame Baleine et Dame Fourmi’’ (I,7), enfin ‘’Damoiselle Belette , la Galande’’ (III,17), ou ‘’ Dame Belette au long corsage’’ (VIII,22)...

De même «  l’emploi des noms propres produit souvent un effet humoristique ; quelquefois le poète [...] change un nom générique en nom propre. [...] et parfois invente pour ses personnages des noms amusants »15:

A la ‘’Nation des Chats’’ (IV,6) appartiennent ‘’Rodilardus’’ (II,2), ‘’un second Rodilard’’ (III,18), ‘’Raton’’ (IX, 17, XII, 2), ‘’Grippe-Fromage’’ (VIII,22). A la ‘’République’’ de ‘’Ratopolis’’ (VII,3),appartiennent ‘’Artarpax, Psicarpax, Méridarpax’’ (IV,6), ‘’Ronge-maille’’ (VIII,22 ; XII,15) : il s’agit du ‘’Peuple Souriquois’’ (IV,6 ; XII,8), de la ‘’Gent trotte-menu’’ (III,18) ; la ‘’République des Oiseaux’’ (IV,12) , contenant ‘’la gent Aiglonne’’ (III,6) , ‘’le peuple Pigeon et le Peuple Vautour’’ (VII,7) ,‘’la Dindonnière gent’’ (XII,18) et enfin ‘’la gent qui porte crête’’ (VII,12) , comprend ‘’Triste-Oiseau le Hibou’’ (VIII,22) , ‘’Cormoran’’ (X,3) , ‘’Pierrot le Moineau’’ ( XII,2) , ‘’Margot la Pie’’ (XII,11) , et ‘’Reveille-Matin’’ (V,6) .La Grenouille, ‘’notre bonne commère\la Galande\la Perfide’’ (IV,11) appartient au ‘’Peuple Croassant’’ (sic) (II,4), à la ‘’Gent Marécageuse’’ (III,4) ;aux ‘’Citoyennes des Etangs’’ (VI,12), au ‘’Peuple Aquatique’’ (X,3 ; cf. ‘’ le gouvernement de la chose publique\Aquatique ‘’ (IV,11)).

Citons encore ‘’Janot Lapin ‘’ (VII,15) ;le singe ‘’Gille’’ (XII,21) , ‘’Cousin et Gendre de Bertrand’’ ( IX,3) , et ‘’Bertrand’’ (IX,17) ; l’âne ‘’ Laquais à Barbe Grise’’ ( III,1) , ‘’ le Grison\le Paillard’’ (VI,8) ; ‘’ Thibaut l’Agnelet’’ (X,5) pour ‘’ le Peuple Bêlant’’ (XII,9) ; ‘’Mouflar jeune dogue’’ (X,8) , ‘’Laridon et César’’ pour la ‘’gent Chienne’’ (VIII,24) ; la ‘’Gent Marcassine’’ (III,6) ; la’’Nation des Belettes’’ (IV,6) ; et enfin les empires d’ ‘’Eléphantide et Rhinocère’’ (XII,21).

Et n’appartenant pas au monde animal: ‘’ Que-si-que-non ‘’ et ‘’Tien-et-mien ‘’ (respectivement frère et père de la Discorde (VI,2)) ainsi que ‘’Tant-pis ‘’ et ‘’ son Confrère Tant-mieux ‘’ (les médecins, V,12 ).




La diversité même des personnifications,avec l’allégorie, est comique : outre la présence dans les Fables d’hommes et d’animaux, donc, on note celles d’éléments végétaux ( le buisson XII,7) ou autres (la montagne V,10 ; les eaux IV,2) ; d’objets ( le cierge IX,12 ; les pots V,2 ; la lime V,16) ; enfin d’éléments ‘’ impalpables’’ (la discorde VI,20 ;la fortune V,2 et VII,13; les follets VII,5 ; la goutte III,8) voire de parties d’éléments vivants (de l’homme : les membres et l’estomac III,2 ; du serpent : la tête et le queue VII,16). Il en résulte un jeu de LA FONTAINE sur l’absurdité - « distance d’incongruités obtenues par la superposition du plan humain et animal »16 -provenant de certaines personnifications : le lion disant ‘’ si mes confrères savaient peindre’’ (III,10) ;la mouche ‘’je m’assieds à la table ‘’ (IV,3) ; le loup ‘’si je sais compter ...’’ (VIII,27) ; l’alouette sans oeufs dont l’auteur nous dit : ‘’ A toute force enfin elle se résolut \D’imiter la nature ...’’ (IV,22) ; inversement la montagne s’avère être ‘’en mal d’enfant ‘’ (V,10) ; ailleurs ‘’ le Cerf hors de danger \Broute sa bienfaitrice, ingratitude extrême’’ (V,15). Le serpent ‘’cherchant à manger\N’[y] rencontra pour tout potage \Qu’une lime d’acier qu’il se mit à ronger’’ (V,16) ; enfin on peut lire ‘’ mais ce cerf n’avait pas accoutumé de lire.’’ (VIII,14).



Le caractère ludique de la Fable est indéniable (malgré la résonance négative, on l’a dit, de certaines Fables) : on peut donc bien parler d’un comique de situation - inhérent au genre - même s’il est particulièrement mis en valeur par le narrateur, avec toujours une ‘’ gamme’’ allant du simple cocasse au franc ridicule. Un choix d’exemples réellement exhaustif s’avère difficile du fait de l’abondance des Fables ; au risque d’être arbitraire, voici deux exemples de comique de situation où la cocasserie l’emporte :

Dans « le jardinier et son seigneur » (IV,4), la situation comique résulte du sans-gêne du prince, contrastant avec la retenue de son hôte : l’intrusion se fait totale , concrète dans l’espace et abstraite dans l’intimité ( cf. la profusion d’impératifs et de questions oratoires ; la rime ‘’respect\suspect ‘’ vers 29-30 et le jeu des pronoms personnels, vers 37-38 ; enfin l’alexandrin (vers 53) auquel il manque la suite de l’expression proverbiale.)

Dans « l’ivrogne et sa femme » (III,7), la situation comique résulte du penchant pour l’alcool d’un homme, contrastant avec les vigoureux efforts de sa femme pour le faire réagir : cf. l’ampleur de la nuisance alcoolique parallèle au développement de la versification (vers 5-6 : passage après enjambement du décasyllabe à l’alexandrin ,avec un rythme ternaire énumérant les ‘’ dégâts’’) et cf. son manque d’émotion et de réflexion (dû à l’ébriété) qui contraste avec la mise en scène effrayante de sa femme (rime vers 26-28 ‘’tombe noire\A boire’’).

Maintenant, plus succinctement encore,deux autres ‘’images’’ où le comique de situation bascule cette fois nettement - toujours par l’habilité de la narration - du côté du ridicule :

Dans « le mari, la femme et le voleur » (IX,15), le ridicule tient au manque d’affection du mari et ses conséquences : la gratitude envers son voleur : vers 20-21-22 et suivants (cf.l’apostrophe amicale du mari au voleur).

Dans « le berger et le roi » (X,9),le ridicule tient au manque de préparation du berger à la fonction de juge : cf. le vers 18 : ‘’Voilà notre Berger la balance à la main’’.( Cet alexandrin, suivant l’offre du roi, suggère la rapidité avec laquelle la fonction lui est attribuée et rend le contraste entre son état ancien et les instruments de sa nouvelle fonction. )



Il est nécessaire de souligner l’importance du ridicule, ce décalage qui provoque le comique, car il est très souvent indispensable pour la transmission d’une moralité : « le rire s ’épanouit dans l’écart spatial et temporel entre une situation vécue par un autre - qui peut tout aussi bien être moi autrefois - et l’appréciation soulageante et triomphante de ma supériorité présente sur cette situation, sur cet être »; il s’agit d’un « rire de moquerie »17.

C’est donc quand le ridicule va toucher directement le personnage, et non plus la situation elle-même, qu’il sera le plus critique. En effet LA FONTAINE vise, à travers l’’’incarnation’’ d’un défaut ou d’un vice, le défaut -ou le vice - lui-même ; et le ridiculise (lui-même ou par l’intermédiaire d’un de ses personnages). Les défauts des hommes étant multiples, son ‘’cheval de bataille’’ principal s’avère être la dénonciation de la prétention et de la bêtise: ’’Il [Le Fabricateur Souverain] fit pour nos défauts la poche de derrière, \Et celle de devant pour les défauts d’autrui’’,nous dit-il dans le chiasme final de « la besace » (I,7).


Essentiellement, cette dénonciation se fait par le jeu de contraste entre vanités\velléités d’une part et capacités réelles\résultats obtenus de l’autre.

Tout d’abord, la prétention :

«  la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le boeuf » (I,3) : vers 4-5 et 9-10.

« l’homme et son image » (I,11) : vers 1-2 et 16

« le lion et le moucheron » (II,9) : vers 30-31 et 34

« l’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II,13) : premier quatrain

« le loup devenu berger » (III,3) : vers 20-21 et 22-23

« l’âne portant des reliques » (V,14) : vers 2-3 et 6-7

« le héron\la fille » (VII,4) : les deux Fables, et leur mise en parallèle, « association incongrue »18

« les poissons et le berger qui joue de la flûte » (X,10) : vers 24 à 27

« le lion, le singe, et les deux ânes » (XI,5) : vers 45 à 59 ; « un sourire moqueur [...] accueille les réciproques louanges des deux ânes, satire de la vanité chimérique »19.


Et la bêtise, sous les différents visages qu’elle peut prendre :

manque de bon sens :

« l’âne chargé d’éponges et l’âne chargé de sel » (II,10) : vers 21-22 .


imprévoyance:

« la belette entrée dans un grenier » (III,17) : vers 11-12 (N.B. la différence avec l’imprévoyance traitée dans la Fable I,8 (l’humour n’étant pas le seul vecteur de moralité)).


confusion :

« le satyre et le passant » (V,7) : vers 27-28 ;

« l’âne vêtu de la peau du lion » (V,21) :vers 8-9-10

« le loup et le renard » (XI,6) : vers 10-11-12


crédulité :

« les devineresses » (VII,14) : vers 19-21


caractère influençable :

-« le meunier, son fils et l’âne » (III,1) :vers 38-39,48-49,56-57 et 66-67

-« le renard et les raisins » (III,11) : vers 6-7

-« le chameau et les bâtons flottants » (IV,10) : vers 12 à 16


peur infondée/exagérée :

« le lièvre et les grenouilles » (II,14) : vers 4,9-10,17-18

« le lion et l’âne chassant » (II,18) : vers 12à 15

« l’ours et les deux compagnons » (V,20) : vers 14-18-19


avidité, cupidité, avarice :

« les voleurs et l’âne » (I,13) : vers 1-2 , et « l’huître et les plaideurs » (IX,9) :vers 4-5-6

« l’avare qui a perdu son trésor » (IV,20): vers 11 (chiasme) et vers 16-17 (énumération à effet totalisant).

« la poule aux oeufs d’or »(V,13) : vers 5à8.

« le curé et le mort » (VII,10) : structure parallèle des vers 1-3; vers 17 à 24...

« l’homme qui court après la fortune , et l’homme qui l’attend dans son lit » (VII,11): vers 6 (termes antithétiques débutant chaque hémistiche).

« le trésor et les deux hommes » (IX,16) : rejet brutal et rime vers 19-20 (« la chute est mise en relief par la combinaison de termes incompatibles ‘’trouve\absent’’ qui expriment admirablement l’intense cupidité et l’amère déception du personnage »20) et vers 25...


Notons aussi quelques exemples- beaucoup moins appuyés -du ridicule touchant l’aspect physique des personnages visés :

« l’homme entre deux âges et ses deux maîtresses » (I,17) : vers 22-23

« le corbeau voulant imiter l’aigle » (II,16) : vers 2-3 et 14-15

« le lion et l’âne chassant » (II,19) : vers 10-11

« le renard et le bouc » (III,5) : contraste des vers 2 et 3 (répétition de ‘’plus’’)

« le loup, la chèvre et le chevreau » (IV,15) : 1er vers

« le renard ayant la queue coupée » (V,5) : vers 17 ( la périphrase ‘’ le pauvre Ecourté’’)

« la vieille et les deux servantes » » (V,6) : vers 12-13 et 25

« la montagne qui accouche » (V,10) : vers 6

« la fille » (VII,4) : vers 65-70

« la souris métamorphosée en fille » (IX,7) : vers 2 ( le narrateur suggère son dégoût, donc le triste état de la souris.)

« le paysan du Danube » (IX,7) ‘’...voici /Le personnage en raccourci’’ : vers 11 à 17




INSERTION DANS LE GENRE DE LA FABLE D’UN HUMOUR

... ‘’INHERENT’’ A LA FONTAINE




Il est clair que si les éléments comiques que nous venons d’énumérer sont inhérents au genre de la Fable, c’est l’art de conteur et de poète de LA FONTAINE qui les met en valeur. Mais c’est surtout sa fantaisie propre qui s’immisce dans le genre, et , pour reprendre un mot de l’auteur, le ‘’travaille’’ et l’enrichit par une virtuosité de génie.

Il se trouve, comme l’explique JD BIARD, que « le poète trouve dans la Fable un champ libre pour ses expériences en matière de ton et de technique », et qu’il « se révèle comme un artiste exceptionnel dans l’harmonieux mélange des tons et les éléments stylistiques les plus variés »21.

Tout d’abord, les tons, les tonalités sont rendus par les mots et par le style, ou plutôt les styles, car LA FONTAINE manie allègrement le pastiche et, en général, la parodie : parodie « non seulement [des] styles héroïque, précieux et burlesque [...] mais encore [du] style galant, [du] style pastoral et [de] bien d’autres encore, [qui] se mêlent librement dans son oeuvre »22. Pour preuve dès « l’ouverture du texte de LA FONTAINE [c’est-à-dire la dédicace à Monseigneur le Dauphin] : premier pastiche d’épopée, premier clin d’oeil d’un fabuliste charmeur »23.

Quelques exemples de pastiches :

style de l’épopée dans les Fables « le fermier, le chien et le renard » (XI,3),

« le loup et le renard » (XII,9),

et « les animaux malades de la peste » (VII,1)

style de l’épître dans la Fable : « le chat et la souris » (XII,4)

style de la préciosité : « les poissons et le berger qui joue de la flûte » (X,10)

style de l’élégie : « Philomèle et Progné » (III,15)


« Parodie de la poésie pastorale et élégiaque, avec procédés traditionnels de l’idylle » :

« le berger et son troupeau » (IX,19)

« le loup devenu berger » (III,3)

« contre ceux qui ont le goût difficile » (II,1)

« Daphnis et Alcimadure » (XII,24)

Pastorale « qui se présente comme un amusant pastiche »24 dans les vers 26 à 29 de « le lion amoureux » (IV,1) , « légère touche de pastorale/confidence élégiaque »25 à la fin de « les deux pigeons » (IX,2) ; et « ultime reflet de pastorale »26 dans les vers 79 à 83 de « les compagnons d’Ulysse » (XII,1).


« Allusions parodiques aux poètes galants contemporains » :

« le geai paré des plumes du paon » (IV,9) : BOISROBERT.

« les compagnons d’Ulysse » (XII,1) : VOITURE, et la versification en octosyllabes propre à son style : « le lion amoureux » (IV,1) et « le singe et le dauphin » (IV,7)

« le cochet, le chat et souriceau » (VI,5) : SAINT-AMANT

« le renard, le singe et les animaux » (VI,6) et « les vautours et les pigeons » (VII,7) : versification en décasyllabes propre à MAROT.


Genre parodique du burlesque... :

« Jupiter et le passager » (IX,13)

« l’aigle et l’escarbot » (II,8)

« le jardinier et son seigneur » (IV,4)

(d’autres Fables proches de ce genre sont évoquées dans la dernière partie du devoir)


...et genre parodique de l’héroï-comique :

« le combat des rats et des belettes » (IV,6)

« les deux coqs » (VII,12)

ainsi que

« la chauve-souris et les deux belettes » (II,5)

« les grenouilles qui demandent un roi » (III,4)

« l’aigle, la laie et la chatte » (III,6)

« le renard et les poulets d’Inde » (XII,18)


« Ce ton parodique du style héroïque peut n’être utilisé que le temps de quelques vers et prendre un effet de contraste » :

« la vieille et les deux servantes » (V,6)

« le chartier embourbé » (VI,18)

« le chat , la belette et le petit lapin » (VII,15)


Il semble que même si, selon BIARD, cet emploi des styles est « raisonné » et que « tous les genres de style se mêlent et s’intègrent à l’unité esthétique de la Fable »27, cette diversité ait de quoi divertir le lecteur : comme le dit P. CLARAC, « faire passer immédiatement ‘’le mal marié’’ aux ‘’animaux malades de la peste’’ ou ‘’le savetier et le financier’’ à ‘’la mort et le mourant’’, c’est faire passer le lecteur sans transition d’HOMERE à EUSTACHE DESCHAMPS, de LUCRECE à MOLIERE ; dès 1668, le poète, parlant des ‘’mille actes’’ de cette comédie universelle, mettait en lumière leur diversité »28.

Il ne s’agit pas pour autant d’oublier, dans ce qui fait le ton des Fables, les mots en eux-mêmes ou dans certaines expressions. Voyons d’abord les mots ou expressions bas, familiers, qui se rattachent à la veine burlesque ou à celle, grivoise, présente dans les Contes:

certains sont directement empruntés à RABELAIS :

« Rodilardus » le chat (II,2 et III,18); « Messer Gaster » l’estomac (III,2); « Dindenaut » (V,20); « Messire Jean Chouart » (VII,10); « Raminagrobis\ chat bien fourré\ Grippeminaud » (VII,15); « émoucheur » (pour ‘’ émoucheteur’’) (VIII,10); « Perrin Dandin » (IX,9);cf. aussi le vers 31 de la Fable « le jardinier et son seigneur » (IV,4) , les vers 28-29 de « la laitière et le pot au lait »(VII,9) , le vers 16 de « le rat et l’huître »(VIII,9) , et le vers 20 de « le milan et le rossignol »(IX,9).


Et quelques autres exemples (spécifiés dans les notes de l’édition Gallimard 91 (collection Folio classique)) :

« le loup et le chien », (I,5) : vers 19( « deux mots rabelaisiens, épais et matériels »29.)

« Simonide préservé par les Dieux » (I,14) : vers 5.

« le meunier, son fils et l’âne » (III,1): les dialogues,notamment vers 50 à 55( « verdeur du parler populaire »30.)

« le renard et le bouc » (III,5): les vers 2, 3 et 17.

« l’aigle, la laie et la chatte » (III,6): vers 4 (‘’style le plus bas’’ selon RICHELET).

« la goutte et l’araignée » (III,8), vers 15.

« le jardinier et son seigneur » (IV,4), vers 22 (« valeur comique de l’emploi pluriel là où on s’attendrait à un singulier »31 )

« l’homme et l’idole de bois » (IV,8) vers 22 et 24.

« l’oracle et l’impie » (IV,19) vers 6 et 18.

« l’avare qui a perdu son trésor » (IV,20) vers 14.

« le bûcheron et Mercure » (V,1) vers 57.

« la vieille et les deux servantes » (V,6) vers 11 à fin (notamment le vers 20 : ‘’mot burlesque’’).

« le cheval et le loup » (V,8) vers 9 (‘’mot burlesque’’).

« Phébus et Borée » (VI,3) vers 37 (‘’mot comique’’)

« le curé et le mort » (VII,10) vers 6.

« les devinresses » (VII,14) vers 10 et 40.

« le chien qui porte à son cou le dîné de son maître » (VIII,7) vers 13 (‘’mot hors d’usage dans le sérieux’’ selon FURETIERE) et vers 24 (‘’mot populaire’’ selon RICHELET).

« le chat et le rat » (VIII,22): vers 11.

« la souris métamorphosée en fille » (IX,7) vers 39.

« le milan et le rossignol » (IX,18) vers 15 et 16.

« la tortue et les deux canards » (X,2): vers 4 (« langue populaire sous forme de proverbe »32)

« la querelle des chiens et des chats, et celle des chats et des souris » (XII,8) : vers 46 (‘’terme plaisant et burlesque...’’ selon COSTE).

« la forêt et le bûcheron » (XII,26) vers 9.


Parfois, le pronom ‘’vous’’ précède le verbe, rendant le ton familier:

« le laboureur et ses enfants » (V,9) vers 13.

« le villageois et le serpent » (VI,13) vers 20 (rythme binaire).

« le mal marié » (VII,2) vers 23.

« l’ours et l’amateur des jardins » (VIII,10) vers 53.



Il faut préciser l’existence d’un registre bas, avec des allusions grivoises, voire scatologiques:

les premières:

« l’oeil du maître » (IV,21) : vers 38-39

« la laitière et le pot au lait » (VII,9) : vers 4-5-6

« le faucon et le chapon » (VIII,21) : vers 16-17 (nous semble-t-il, vu la nature du chapon...)

les secondes:

« l’aigle et l’escarbot » (II,8) : vers 38-39-40

« le lion et le moucheron » (II,9) : vers 1

« le lièvre et la perdrix » (V,17) : vers 13-14-15

Mais ces exemples véritablement « bas » sont peu nombreux, bien moins que les jeux de mots et jeux sur les mots...puisque LA FONTAINE « n’hésite pas à employer les formes les plus rudimentaires de l’humour » que sont aux yeux de BIARD « les jeux de mots et les paronomases »33 .

jeu sur la polysémie :

« le lion amoureux » (IV,1) : vers 64-65-66.

« la mouche et la fourmi » (IV,3) vers 36 et 40.

« la fille »(VII,4) :vers38

« le renard ayant la queue coupée » (V,5): entre les vers 1 et 3.

« le curé et le mort » (VII,10) vers 9 (‘’dépouiller’’ qui signifie ‘’enlever’’ dans le Fable évoque à la fois la dépouille du mort et le dépouillement auquel rêve le curé).

« l’homme et la couleuvre » (X,1) vers 52.

« le singe » (XII,19): entre les vers 1 et 3.

et, peut-être:

« les obsèques de la lionne » (VIII,14) vers 36 (cette antéposition de l’adjectif n’est-elle dûe qu’à la rime?).

« le milan, le roi et le chasseur » (XII,12) vers 82.


Enfin un jeu de mots ‘’pur’’:

« le lion, le singe et les deux ânes » (XI,5): vers 32 (la grimace du singe...).


Il existe également de nombreuses métonymies, essentiellement des expressions abstraites prises dans une acception concrète (procédé qu’assimile DANDREY à la catachrèse34):

« le berger et la mer » (IV,2) vers 30, 31 (rapprochement des éléments liquide et solide, et écho avec élément venteux).

« la montagne qui accouche » (V,10) vers 11 et 14 (même procédé de rapprochement ‘’tonnerre/vent’’... et puissance de Zeus/le rien, le vide).

« le rat qui s’est retiré du monde » (VII,3) vers 5, 6.

« la tête et la queue du serpent » (VII,16) vers 30.

« les poissons et le berger qui joue de la flûte » (X,10) vers 25.

« Belphégor » (XII,27) vers 177.

Peut-on également en voir une dans les vers 3 et 4 de la Fable « tribut envoyé par les animaux à Alexandre » (IV,12)? si la Fable est ‘’toute nue’’, image qui la personnifie , parce que sans ‘’moralité’’.... ne doit-on pas déceler ici un ‘’trait’’ contre les femmes de petite vertu...???


Notons également quelques exemples de jeu sur les sonorités:

« les oreilles du lièvre » (V,4): vers 20.

« les deux chèvres » (XII,4), vers8.

et de paronomases:

« le chat et le renard » (IX,14), vers 14.


Comme nous l’affirme BIARD « Il est certain que LA FONTAINE semble prendre plaisir à manipuler les équivoques qui abondent [...] particulièrement dans les Fables. » 35,. Et il donne des exemples précis: « Toute la Fable « le satyre et le passant » (V,7) est basée sur le double sens littéral et figuré de l’expression ‘’souffler le chaud et le froid’’. Les expressions ‘’jeux de prince’’ dans « le jardinier et son seigneur » (IV,4), ‘’chair et poisson’’ dans « la grenouille et le rat » » (IV,11), ‘’traîner son lien’’ dans « le cheval s’étant voulu venger du cerf » (IV,13), constituent de semblables équivoques. ».


Tout ceci met en évidence le goût certain de LA FONTAINE pour l’absurde. Nous avons vu quelques exemples d’ ’’absurdités’’ résultant de l’anthropomorphisation de certains animaux, dans leurs paroles ou dans leurs actes.

De nombreuses images de l’absurde parsèment les Fables: c’est le « pouvoir des Fables [...] comme dynamique de vérité par l’absurde »36.

Quelques exemples:

« la femme noyée » (III,16), vers 20 à 24.

« la belette entrée dans un grenier » (III,17), vers 17-18.

« le chat et un vieux rat » (III,18), vers 15-16 et 29.

« tribut envoyé par les animaux à Alexandre » (IV,12) vers 63 à 65.

« les souhaits » (VII,5) vers 25.

« les devineresses » (VII,14), vers 32 et 35 à 37.

« le fermier, le chien et le renard » (XI,4), vers 45-46.

« l’araignée et l’hirondelle » (X,6), vers 21-22.

« le chien à qui on a coupé les oreilles » (X,8), vers 20.

« la matrone d’Ephèse » (XII,26), vers 158.


Ainsi que l’explique LA FONTAINE dans la Dissertation sur « Joconde », cité par BIARD « le secret en contant une chose absurde, est de s’énoncer de telle manière, que vous fassiés concevoir au Lecteur que vous ne croiés pas vous-même la chose que vous lui contés. » 37:.

De nombreuses figures de style rendent cet absurde formel: l’exemple le plus évident en est le zeugma...:

« le lion et le moucheron » (II,9), vers 32 à 34.

« le satyre et le passant » (V,7), vers 7-8.

« les deux chiens et l’âne mort » (VIII,25), vers 28-29.

... mais majoritairement les figures de l’atténuation (en vue d’une amplification) ou, au contraire, celles de l’outrance, exagération ‘’directe’’.

Tout d’abord, voyons les figures d’atténuation, dont la plus poussée est l’antiphrase (c’est-à-dire une négation considérée comme « une impropriété », et même la « forme extrême de l’impropriété » 38. par BIARD (il nous apparaît par ailleurs que d’autres figures de l’impropriété recensées par BIARD (notamment les archaïsmes) se rattachent plus à la ‘’gaieté’’ dans son acception de ton léger et savoureux qu’à l’humour proprement dit.).

« le loup et l’agneau » (I,10), vers 1.

« Simonide préservé par les Dieux » (I,14), vers 1-2.

« le chêne et le roseau » (I,22), vers 18-19.

« la chauve-souris et les deux belettes » (II,5), vers 33-34, peut-être (cf. « Encore est-il difficile de savoir si de tels mots ne sont pas le comble de l’ironie. »39).

« le jardinier et son seigneur » (IV,4), vers 51-52.

« l’âne et le petit chien » (IV,5), vers 26.

« la discorde » (VI,20), vers 10 à 13.

« l’âne et le chien » (VIII,17), vers 36.

« le faucon et le chapon » (VIII,21), vers 29.

« l’écolier, le pédant et le maître d’un jardin » (IX,5), vers 3.

« le chat et le renard » (IX,14), vers 9.


Mais la figure d’atténuation la plus importante reste la litote, « symptôme par excellence du classicisme » selon JANKELEVITCH40, et l’euphémisme quand la réalité évoquée est déplaisante: LA FONTAINE est appelé par BARED « un Maître du non-dit »41, car « les litotes abondent dans les Fables. LA FONTAINE sait tirer parti du contraste existant entre la vraie nature d’un fait et la manière dont il le décrit »; on remarquera notamment leur présence dans des « parenthèses qui nous permettent d’entendre la voix du poète. »42.


« l’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II,13), vers 43 (sur lui-même!).

« tribut envoyé par les animaux à Alexandre » (IV,12) vers 46.

« le soleil et les grenouilles » (VI,12), vers 17.

« le curé et le mort » (VII,10), vers 9.

« l’ours et l’amateur des jardins » (VIII,10), vers 19.

« le faucon et le chapon » (VIII,21), vers 20-21.

« le loup et le chien maigre » (IX,10), vers 7.

« le mari, la femme et le voleur » (IX,15), vers 27.

« le trésor et les deux hommes » (IX,16), vers 7-8 (double euphémisme).

« le singe et le chat » (IX,17), vers 25-26.

« le renard, le loup et le cheval » (XII,17=, vers 14.

« la matrone d’Ephèse » (XII,26), vers 96.


Certaines litotes sont formées par des périphrases... ( rangées elles aussi par BIARD dans les ‘’impropriétés’’):


« l’ivrogne et sa femme » (III,7) : vers 16

« les médecins » (V,12): vers 6

« la cour du lion » (VII,6) : vers 19

« la mort et le mourant » (VIII,1) : vers 2-12-22-54

« le torrent et la rivière » (VIII,23) : vers 20

« le loup et les bergers » (X,5) : vers 19


...dont certaines dûes à des doubles négations:


« le cerf malade » (XII,6) : vers 11

« l’âne et le petit chien » (IV,5) : vers 24

« l’homme et l’idole de bois » (IV,8) :vers 14

même principe pour « Simonide préservé par les dieux » (I,14) : vers 17


Voyons maintenant une figure propre à l’écriture versifiée : l’on trouve dans certaines Fables, avec le même effet qu’une postposition, une cassure du rythme -avec enjambements brutaux qui provoquent ‘’un certain amusement’’43 :

« la grenouille et le rat » (IV,11) : vers 18-19

« la montagne qui accouche »(V,10) :vers 13-14

« les animaux malades de la peste »(VII,1) : vers 28-29

« le trésor et les deux hommes » (IX,16) vers : 19-20


Notons d’autres procédés stylistiques recensés par BIARD qui se rapportent cette fois directement à l’insistance et que nous rapportons ici (quasi) intégralement44 :

« Souvent les procédés techniques qui donnent aux Fables leur ton familier et sans apprêt leur donnent aussi une note d’humour ou d’ironie : les parenthèses produisent souvent ce double effet :

« l’ours et les deux compagnons » (V,20) : vers 9-10

« les deux amis » (VIII,10) :vers 1 à 4

« la souris métamorphosée en fille » (IX,7) :vers 1 à 6

Comme le fait aussi l’impertinente conclusion de la morale dans « les vautours et les pigeons » (VII,7) : vers 45

Les prétéritions, les restrictions et les retouches peuvent produire un effet identique :

« le geai paré des plumes du paon » (IV,9) : vers 10 à 14

« la grenouille et le rat » (IV,11) : vers 20-21

« le mari, la femme et le voleur » (IX,15) :vers 1-2

En fait LA FONTAINE se sert pratiquement de toutes les figures de pensée, de discours et de style pour diffuser son humour dans les Fables, que ce soit la répétition : « le héron » (VII,4) :vers 22-23

le parallélisme : « le curé et le mort » (VII,10) : vers 1 à 4

« la jeune veuve » (VI,21) : vers 5 à 7

les gradations : « la souris métamorphosée en fille » (IX,7) : vers 54 à 56

la chute : « le pouvoir des Fables » (VIII,4) : vers 42-43

l’antithèse : « le chat et le rat » (VIII,22) : vers 11-12

la comparaison : « l’écrevisse et sa fille » (XII,10) : vers 1-2

la syllepse : « la belette entrée dans un grenier » (III,17) : vers 6 -7

la métonymie : « le berger et la mer » (IV,2) : vers 78.  »

Nous avons déjà vu d’autres exemples de métonymies, (ainsi que des zeugmas) précédemment.


Il existe même dans les Fables un procédé non plus de l’insistance mais de l’exagération, l’outrance (qui fait à nouveau appel à la notion d’absurde formel) trés particulier et remarquable de par sa fréquence : l’emploi de la précision à tendance hyperbolique des chiffres . Les exemples sont nombreux:


« Simonide préservé par les dieux » (I,14) : vers 21-22

« les deux taureaux et une grenouille » (II,4) : vers 18

« la lice et sa compagne » (II,7) : vers 19-20

« l’aigle et l’escarbot » (II,8) : vers 29-30

« le jardinier et son seigneur » (IV,4) : vers 55-56

« l’homme et l’idole de bois » (IV,8) : vers 3

« le lièvre et la tortue »(VI,10) : vers 7 (note : ‘’c’est plus que n’en prescrit FURETIERE’’)

« le mal marié » (VII,2) : vers 8

« les devineresses » (VII,14) : vers 19

« le savetier et le financier » (VIII,2) : vers 35

« les femmes et le secret » (VIII,6) : vers 21-29-31 et 37

« le cochon, la chèvre et le mouton » (VIII,12) : vers 8

« le Bassa et le marchand » (VIII,18) : vers 46 (cf. « A la lecture de ces vers, l’on ne peut que sourire des variations appropriées que l’auteur donne de l’expression ‘’manger comme 4’’ »45)

« les deux chiens et l’âne mort » (VIII,25) : vers 40-41

« l’écolier, le pédant et le maître d’un jardin » (IX,5) : vers 30

« le renard, le loup et le cheval » (XII,17) : vers 27

« le juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire » (XII,29) : vers 11-12




DE L’HUMOUR A L’IRONIE...



La nuance entre humour et ironie est difficile à saisir, et ce particulièrement dans les Fables, où LA FONTAINE mêle les degrés de comique et jongle avec le langage ; il semble que l’ironie soit parfois plus mordante que le simple humour. Pour JANKELEVITCH, « l’ironie, assurément, est bien trop morale pour être vraiment artiste, comme elle est trop cruelle pour être vraiment comique »46. Mais dans la raillerie, LA FONTAINE procède de la même façon que quand il veut ‘épingler’, le ridicule propre aux défauts et vices humains : il le fait sans réelle méchanceté, par le biais d’un personnage ou directement.


Par le biais d’un personnage - souvent le trompeur - les exemples de raillerie abondent :


« la cigale et la fourmi » (I,1) : vers 21-22 (cf. chez DANDREY citant GUTWIRTH : « en plein chant, la bouche grande ouverte sur la rime en - ANT, elle se ravise, tire son humble révérence. L’autre saisit au bond l’occasion d’une ironique contre-révérence. Sa voix montée d’un octave sur l’interrogative en - E, elle jette un ‘’vous chantiez ? j’en suis fort aise.’’ Pause menaçante. Le couperet tombe : ‘’et bien ! dansez maintenant’’. »47).

« le corbeau et le renard » (I,2), vers 12 à 16 (cf. chez BARED « une apostrophe étendue et une flatterie redondante »48).

« le renard et le bouc » (III,5) : vers 22, 24-5 à 30 (cf. à nouveau chez BARED: « autre échange, plus cynique, ou il est tentant de mettre dans la bouche du renard tiré d’affaire l’alexandrin matois qui couronne sept vers de remontrances »49).

« le dépositaire infidèle » (IX,1) : vers 85

« le loup et la cigogne » (III,9) : vers 13 à fin

« tribut envoyé par les animaux à Alexandre » (IV,12) : vers 63 à 66

« l’oracle et l’impie » (IV,19) : vers 17-20

« l’avare qui a perdu son trésor » (IV,20) : vers 37-38

« le lion, le loup et le renard » (VIII,3) : vers 29-30.

« l’huître et les plaideurs » (IX,9): vers 20.

« le renard, le loup et le cheval » (XII,17) : vers 30 à fin.


LA FONTAINE est présent derrière ces multiples déguisements : il agit en « railleur masqué ». Mais parfois l’apologue devient prétexte à des railleries qui, paradoxalement plus générales, s’avèrent plus personnelles que les autres. Leurs visées sont annoncées - de façon antiphrastique - par LA FONTAINE dans les deux premiers vers de « Simonide préservé par les dieux » (I,14) : ‘’On ne peut trop louer trois sortes de personnes : \Les Dieux, sa Maîtresse et son Roi.’’

Qu’il s’agisse des ‘’Grands’’ ou des femmes, LA FONTAINE les raille d’une façon plus acerbe, que ce soit le fait d’un ton satirique ou, à l’inverse, le fait d’un aspect de quasi-gratuité (car souvent la raillerie semble indépendante du récit de la Fable, et surperposée à celui-ci).


Notons tout d’abord, proches du genre parodique du burlesque, les ‘’atteintes’’ portant aux figures mythologiques divines:

« l’aigle et l’escargot » (II,8), vers 39-42-45 (Jupiter).

« le corbeau voulant imiter l’aigle » (II,16), vers 17-18 (Polyphème).

« la mouche et la fourmi » (IV,3), vers 7-8 (Jupiter).

« l’oracle et l’impie » (IV,19), vers 15-18 (Apollon).

« le bûcheron et Mercure » (V,1), vers 59-64-65.

« le chartier embourbé » (VI,18), vers 1-21 (Hercule).

« le statuaire et la statue de Jupiter » (IX,6), vers 4,11,12.

« Jupiter et le passager » (IX,13), vers 6-15.

« l’araignée et l’hirondelle » (X,6), vers 1 à 3 (Jupiter).

(Pour Collinet, « l’allégorie mythologique [...] donne au Roi les traits de Jupiter » , mais ce dans les éloges et non les critiques (XII,2): « tout laisse reconnaitre l’image d’un Louis XIV divinisé »), car « l’humour deviendrait sacrilège si [...] il portait atteinte à la dignité du Monarque. »).50

 »

puis aux figures historiques (ou considérées comme telles):

« le chat et un vieux rat » (III,18), vers 23 (Alexandre-Attila).

« l’éducation » (VIII,24), vers 12 (César).

« le cierge » (IX,12), vers 13-19 (Empédocle).

« la tortue et les deux canards » (X,2), vers 13-14 (<Ulysse>).

« le fermier, le chien et le renard » (XI,3), vers 43 (<Ajax>).

« le renard anglais » (XII,23), vers 32 à 34 (Hannibal).


Plus proches de LA FONTAINE (d’un point de vue temporel et par là même ‘’affectif’’), et donc plus satiriques, les atteintes portant aux figures religieuses, et surtout royales, sont nombreuses:

« l’homme qui court après la fortune, et l’homme qui l’attend dans son lit » (VII,11) vers 11-12 (le Pape).

« le rat qui s’est retiré du monde » (VII,3), vers 34-35 (les derviches... pour les moines).

« conseil tenu par les rats » (II,2), vers 27-28 (moines et chanoines).

« le curé et le mort » (VII,10) (toute la Fable vise le curé).


Ces trois exemples comprennent des images particulièrement osées pour les figures royales:

« le lion, le singe et les deux ânes » (XI,5), vers 61.

« les deux chèvres » (XII,4), vers 21 à 23.

« le milan, le roi et le chasseur » (XII,12), vers 42-43-47 et 56 à 59.

La satire vise aussi la Cour (VII,1;8;11;VIII,3;14;X,9), mais cette « satire de la Cour,qui tombe à plomb sur celle de Louis XIV, se trouve reculée par le fabuliste [...] dans un passé sans âge »51: I,6 (vers 2); III,14 (vers 2); VI,6 (vers 5), 14 (vers 3); VII,6 (vers 1, et 7 à 9).


D’autre part, le dénigrement moqueur du mariage permet à l’auteur quelques traits misogynes:

« la discorde » (VI,20), vers 29-30.

« la jeune veuve » (VI,21), vers 5 à 8-13-20 et 38 à fin.

« le mal marié » (VII,2), vers 1 à 10 et presque toute la Fable.

« le mari, la femme et le voleur » (IX,15): vers 1-2-9.

« Belphégor » (XII,27), vers 38 à 40, 146 à 148, 177-178-291.

« la matrone d’Ephèse » (XII,26), vers 20-21, 50 à 53, 123-124 (le coeur pour l’estomac...), 148-163-164-180-181 et 196.

« testament expliqué par Esope » (II,20), vers 9-10-17-18-77-79-80.

« l’homme entre deux âges et ses deux maîtresses » (I,17), vers 6-7.

« la femme noyée » (III,16), vers 23-24-26-27-32-33.

« la fille » (VII,4), vers 35-44 à 52-74-76-77 (plus le parallèle avec les vers 25-26 de la Fable « le héron »).

« les femmes et le secret » (VIII,6), vers 1 à 4 et la fin de la Fable.

« l’amour et la folie » (XII,14), vers 19.


Les visées de la raillerie aparaissent ainsi comme des cercles concentriques autour de LA FONTAINE, cercles qui l’approchent de plus en plus puisque la dérision finit par prendre pour cible(s) non seulement certaines de ses connaissances, mais aussi sa propre personne.

En effet on peut trouver au sein des Fables quelques clins d’oeil dans les dédicaces:

« Philémon et Baucis » (XII,25): Fable dédiée à Monseigneur le Duc de Vendôme: « on voit mal ce ‘’libertin flamboyant’’ se pâmer à la lecture d’un poème qui exalte l’amour conjugal au soir de la vie... »52.

« le lion amoureux » (IV,1): Fable dédiée à Mademoiselle de Sévigné: « c’est à cette belle insensible que LA FONTAINE raconte un histoire d’amour. Il a dû mettre un peu de malice en écrivant: ‘’Amour est un étrange maître’’. Il savait bien qu’en fait de maître, elle n’en avait qu’un, DESCARTES, qui ne passe pas pour un enfant de Vénus[!] »53.


Le comble de l’ironie est atteint par LA FONTAINE, qui pratique à l’occasion l’auto-dérision en tournant la moquerie contre lui-même dans deuxFables:

« le loup et le renard » (XII,9), vers 9 à 13 (ses capacités intellectuelles et artistiques, ainsi que son grand âge).

et « le bûcheron et Mercure » (V,1), vers 13 à 16 (ses capacités physiques).














CONCLUSION



Doit-on en conclure que LA FONTAINE est, outre un poète, un humoriste plus qu’un moraliste?

De l’avis de DANDREY, « même l’ultime allégorie du recueil, l’apologue du « juge-arbitre, l’hospitalier et le solitaire », composé tardivement, sans doute après la ‘’conversion’’ de 1693 qui fit au poète abjurer ses Contes trop facétieux et legers, ne dément pas, quoi qu’il y paraisse, l’idéal élaboré au long du recueil des Fables: la gaieté s’y transcende [...] en une sérénité protégée. »54.

Cela signifierait que la tendance épicurienne du poète n’a cessé d’être présente, et qu’à l’instar du pouvoir de séduction apparent dans les jeux de LA FONTAINE avec ses lecteurs (VIII,27, XII,12, etc...), « la gaieté du récit accomplit concrètement les plus hautes ambitions d’une ‘’sagesse du plaisir’’ sous-jacente »55; ce que résume avec sobriété MARIN quand il affirme: « Pouvoir du récit: le plaisir à venir d’une vérité qui est la vérité du plaisir »56.

La seule réelle certitude sur le poète et sur ses Fables, c’est ORIEUX qui nous la donne:

« Sans les Fables, le Grand Siècle aurait oublié d’être heureux. S’il n’avait eu le sourire de LA FONTAINE [et celui de MOLIERE]... »57.

























BIBLIOGRAPHIE





BIARD Jean-Dominique,

Le Style des Fables de LA FONTAINE, Paris, Nizet, 1970.


DANDREY Patrick,

La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de LA FONTAINE, Paris, Klincksieck, 1991.

LA FONTAINE ou les Métamorphoses d’Orphée, coll. Découvertes Gallimard, 1995.


COLLINET Jean-Pierre,

Le Monde Littéraire de LA FONTAINE, PUF, Paris, 1970

LA FONTAINE et quelques autres , Librairie Droz , Genève , 1992.


BARED Robert,

LA FONTAINE, coll. ‘’Ecrivains de toujours’’, Le Seuil, 1995.


KOHN Renée,

Le Goût de LA FONTAINE, PUF, 1962.


CLARAC Pierre,

LA FONTAINE par lui-même, coll. ‘’Ecrivains de toujours’’, Le Seuil, 1961.


ORIEUX Jean,

LA FONTAINE ou la vie est un Conte, Flammarion, 1976.


MARIN Louis,

Le Récit est un piège, Editions de Minuit, coll. ‘’Critique’’, Paris, 1978.


JANKELEVITCH Vladimir,

L’Ironie , Flammarion , 1964.

1

BIARD J.D., Le style des Fables de LA FONTAINE, Paris, Nizet, 1970, p. 44.

2 DANDREY P. La fabrique des Fables. Essai sur la poétique de LA FONTAINE, Paris, Klincksieck, 1991, p. 249.

3 Ibid., p. 271-272.

4 COLLINET J.P., le monde littéraire de LA FONTAINE, PUF, Paris, 1970, p. 170.

5.Ibid., p. 144.

6 Le style des Fables... p. 45.

7 Ibid. p. 140.

8 La fabrique des Fables..., p. 269.

9 BARED R., LA FONTAINE, coll. ‘’écrivains de toujours’’, Le Seuil, 1995, p. 74.

10 Le style des Fables..., p. 53.

11 Ibid., p. 141.

12 Ibid., p. 143-144.

13 Le monde littéraire..., p. 161.

14 Le style des Fables..., p. 146.

15 Ibid, p. 150.

16 La fabrique des Fables..., p. 250.

17 La fabrique des Fables..., p. 265-267.

18 Ibid. p. 250.

19 Ibid., p. 268.

20 Le style des Fables..., p. 166.

21 Le style des Fables..., p. 52-53.

22 Ibid., p. 171.

23 LA FONTAINE, p. 83.

24 LA FONTAINE et quelques autres, J.P. COLLINET, Droze, Genève, 1992, p. 139.

25 Ibid., p. 154/142.

26 Ibid., P; 141.

27 Le style des Fables..., p. 175.

28 CLARAC P., LA FONTAINE par lui-même, coll ‘’écrivains de toujours’’, Seuil, 1961, p. 112.

29 KOHN R., le goût de LA FONTAINE, PUF, 1962, p. 112.

30 Ibid; p. 166.

31 Le style des Fables..., p. 167.

32 Ibid., p. 176.

33 Le style des Fables..., p. 156.

34 La fabrique des Fables..., p. 250.

35 Le style des Fables..., p. 154.

36 La fabrique des Fables..., p. 261.

37 Le style des Fables..., p. 270.

38 Ibid., p 161.

39 Le goût de LA FONTAINE, p. 168.

40 JANKELEVITCH V., l’ironie, Flammarion, 1964, p. 87.

41 LA FONTAINE, p. 73.

42 Le style des Fables..., p. 164.

43 Le style des Fables..., p. 166.

44 Ibid., fin page 168 à p. 170.

45 Le style des Fables..., p. 168.

46 L’ironie, p. 9.

47 DANDREY P., LA FONTAINE ou les Métamorphoses d’Orphée, coll. découvertes Gallimard, 1995, p. 97-98.

48 LA FONTAINE, p. 116.

49 LA FONTAINE, p. 143.

50 LA FONTAINE et quelques..., p. 53-54.

51 Ibid., p.27.

52 ORIEUX J., LA FONTAINE, ou la vie est un conte, Flammarion, 1976, p. 508.

53 Ibid; p. 304.

54 La fabrique des Fables..., p. 277.

55 Ibid., p. 276.

56 MARIN L., le récit est un piège, Editions de Minuit, coll. ‘’critique’’, Paris, 1978, p. 26.

57 LA FONTAINE ou la vie..., p. 298.