LES ELEMENTS DANS L’UNIVERS DE COLLINE




Les éléments dits originels sont au nombre de quatre :l’eau ,l’air ,la terre et le feu La terre , mais aussi l’élément minéral , sont ce qui supporte au sens propre du terme les mondes végétal , animal et humain ; l’air, le contenu, et son contenant, le ciel, ce qui limite ces mondes; enfin , initialement , l’eau est l’élément qui les fait vivre et le feu celui qui les détruit - même si , de la même façon que le feu domestiqué devient un élément positif , les trois autres peuvent s’avérer incontrôlables et nuisibles -.

Les êtres vivants , la nature et les éléments font partie d’un tout indissoluble , l’univers de Colline .Mais ce roman , premier volume de la trilogie de Pan , évoque l’univers parallèle qu’est la mythologie . D’où la finalité symbolique des éléments - et de la nature - dans Colline , finalité évoquée par le biais de la poésie : dès la première page , apparaît un véritable foisonnement tant quantitatif que qualitatif des images concernant les éléments et le monde végétal , ces « inanimés ».De plus, le roman n’est pas organisé en parties, chapitres, paragraphes, mais seulement en paragraphes diversement espacés ; cette disposition a un effet poétique : elle crée une impression , sinon d’éclatement , du moins d’absence de lien entre lesdits paragraphes qui , si elle peut être perturbante pour la lecture du récit , évoque une succession de petits poèmes.

Comme l’affirme Citron, Colline est « un poème autant qu’un roman (dont) le début, avec ses images et ses strophes, ouvre un univers lumineux. »*

Outre cet art de la prose poétique , il convient de souligner l’importance chez Giono d’une utilisation particulière de la langue : de nombreux néologismes et « incorrections volontaires » parsèment l’oeuvre , mais c’est surtout l’emploi particulier des prépositions qui donne naissance aux images , à travers des comparaisons , des métaphores et des synesthésies , des « animés » caractérisés par les inanimés et surtout des éléments caractérisés par les animés - -

Il s’agit véritablement d’un « univers de la profusion »**.




*GIONO. CITRON Pierre, Collection Ecrivains de toujours, Seuil, 1995. P.23.

**Ibid. p.28.


PLAN

INTRODUCTION


.LIENS ENTRE LES ELEMENTS : JEUX DE RAPPROCHEMENTS ET D’OPPOSITIONS.

LA TERRE ET L’EAU , ELEMENTS POSITIFS


LA PIERRE ET LE FEU , ELEMENTS NEGATIFS


L’AIR , ELEMENT AMBIGU



.UN UNIVERS QUI BASCULE...


DOUBLE AVERTISSEMENT VENANT DES ANIMES ET NON DES INANIMES


MENACES VENANT DES ELEMENTS POSITIFS ET NON NEGATIFS


TOUJOURS AMBIGUITE DE L’ELEMENT AIR



.LA QUESTION DE L’ORIGINE DU MAL.


INANIMES MUS PAR UNE VOLONTE PROPRE , IMMANENTE


INANIMES MUS PAR UNE VOLONTE TRANSCENDANTE : VOLONTE DIVINE........


.........OU VOLONTE HUMAINE



AMBIGUITE FINALE ET CONCLUSION.





Il y a dans Colline alternance entre les personnifications et les animalisations , c’est-à-dire , finalement , toujours un processus d’ « animation » . Les éléments terre et eau notamment , sont de ce fait synonymes de vie , dans la phase initiale du roman .

La première image de l’élément terre le montre comme un élément féminin , ce qui suggère sa fertilité :

C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras. (p.9)

La graisse de la terre. (p.29)

Le flanc gras de la colline. (p. 47)

La lourde chair herbeuse. (p. 53)

Ces personnifications , puisqu’il s’agit pratiquement d’un topos de la femme féconde , évoquent tant la fertilité que l’abondance .

Parfois les images hésitent entre personnification et animalisation :

La hanche de la colline. (p. 24)

Le dos des collines (p. 71)

T’as compté, les dents des collines ? T’as vu, s’elles ont le poil dret ou un petit peu couché (...) (p. 106)


Mais la terre reste présentée comme un élément accueillant, voire protecteur :

On aperçoit les Bastides Blanches comme des colombes posées sur l’épaule de la colline. (p. 16)

Ce sont des images de la tranquillité, du repos :

Pour l’heure (la colline) est couchée comme un boeuf dans les herbes et seul le dos paraît ; les fourmis montent dans les poils et courent par ci, par là. (p. 33)

(Les) trois collines couchées en travers du val et qui ne se dérangent pas, et qu’il faut contourner en leur passant sur le ventre. (p. 43)

Cette animation n’est pas seulement physique, mais aussi morale, puisque se manifeste une volonté :




A quoi bon s’inquiéter des gestes de la terre ? Elle fait ce qu’elle veut; elle est assez grande pour savoir ce qu’elle a à faire, elle vit son petit train...(p. 44)

Les façons de faire (des collines). (p. 65)


En ce qui concerne l’élément eau , la première image qui nous en est donnée est elle aussi positive : à l’idée d’abondance que l’on a vue pour l’élément terre s’ajoute celle de vitalité ; l’eau est un élément mouvant et bruyant , gai :


Le surplus d’une fontaine chante en deux sources.

Elles tombent du roc et le vent les éparpille.

Elles pantèlent sous l’herbe, s’unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc. (p. 9)

La sauvagine et les gens des Bastides sur se rencontrent sur la source, cette eau qui coule du rocher (...). (p. 10)

Peut-être cet élément est-il vital parce que transitoire : entre les éléments pierre et air (le chiasme) , entre les plans vertical et horizontal (le jeu des prépositions), entre les mondes humain et animal (le verbe) .

L’eau, de par son caractère vital, est, à l’instar de la terre, un élément féminin : le topos est cette fois celui de la femme gracieuse :

L’eau, elle-même, ne chante pas; en écoutant bien, on entend quand même son pas furtif: : elle glisse doucement, du près à la venelle, sur la pointe de ses petits blancs. (p. 43)

L’abondance de cet élément, déjà évoquée par la première image, se révèle par le biais de diverses comparaisons :

Il parle. Sans arrêt, comme une fontaine, comme une de ces fontaines où débouchent les longs ruisseaux souterrains (...). (p. 25)

Ca coule comme un ruisseau. (p. 36)

(Le sang) qui coule tout de suite dans les ruisseaux de la chair et de la cervelle. (p. 72)

La veine d’eau.... (p. 171)





Sa vitalité est synonyme de force autant que de fertilité :

La vie revient sur lui comme une grande vague rugissante. (p. 179)


Le bassin est plein d’eau claire; sa richesse ruisselle sur les pavés, sa force a effondré le dallage, des prèles énormes ont jailli d’elle. (p. 93)


L’élément eau est à la fois nécessaire et agréable à tous points de vue, auditif, visuel, tactile, gustatif , et pour tous , puisque les rapports à l’eau qu’entretiennent le monde humain et le monde animal sont étrangement semblables :

Un grand rêve où dansent des eaux d’argent. (p. 84)

Cette eau (...)si douce aux langues et aux poils (...) la chanteuse et la fraîche(p.10)

(Le sanglier) se vautre sur l’eau. . La boue est contre son ventre . La fraîcheur le traverse d’outre en outre , de son ventre à son échine . Il mord la source . Contre sa peau ballotte la douce fraîcheur de l’eau. (p.11)

(L’eau) est sur (Gagou) ,toute à la fois : dans ses cheveux , contre les poils de sa poitrine , sur son dos maigre , et on l’entend qui froufroute le long des pantalons de toile . Maintenant il boit .(p.94)


Si la terre est parfois animalisée, à l’inverse le monde animal est rapproché de l’élément eau :

Les chemins , on dirait des ruisseaux de bêtes : ça chante et ça saute comme un ruisseau , et ça coule et ça frotte contre les bords du chemin , et ça emporte des bouts de terre , et ça porte des branches entières....(p.112)

Un vol d’oiseaux épais comme un fleuve passe...(p.137)

Des ruisseaux de vers...(p.156)


En fait, ces deux éléments sont unis par des liens particuliers, visibles dans certaines animations :






(Cette eau) sue de la terre , tout doucement , et à la fin , ça fait pourtant des lacs ...(p.75)

Notre terre de Lure est toute graissée d’eau ...(p.171)


Attention toutefois, si ces éléments sont positifs, la montagne reste un lieu ambigu, entre terre et pierre :

...Devant eux se dresse le grand corps de Lure : la mère des eaux , la montagne qui garde l’eau dans les ténèbres de sa grande chair poreuse.(p.90)






Outre l’ambiguïté que nous venons de voir, l’élément minéral est très nettement perçu comme un élément négatif , de même que le feu ; la première vision qui nous en est donnée évoque la mort :

Le pays du vent , à l’ombre froide des monts de Lure .(p.10)

Lure , calme , bleue , domine le pays , bouchant l’Ouest de son grand corps de montagne insensible .

Des vautours gris la hantent .

(...)Puis , Lure monte entre la terre et le soleil , et , c’est , bien en avant de la nuit , son ombre qui fait la nuit aux Bastides . (p.12)

La couleur est sombre, la température est froide, le caractère inéluctable dans la personnification physique et morale.

La densité propre à l’élément minéral est connotée négativement dans diverses comparaisons :

Deux gros lièvres durs comme des rocs . (p.148)

L’inquiétude est dans la gorge (de Gondran ) comme une pierre. (p.48)

La méchantise (de Janet ) est toute droite devant moi comme une montagne . (p.132)

Il faut (...)tourner autour des collines dans des défilés sauvages où les pierres ont des visages comme des hommes mal finis. (p.46)




L’élément feu, quant à lui, est décrit comme un élément négatif, également dès la première personnification le concernant :

L’âtre (...)les trous pleins de cendres où luit l’oeil méchant des braises . (p.26)

L’adjectif suppose une intention maléfique, un côté sournois puisque la méchanceté n’est pas effective mais potentielle, et puisque les trous et la seule partie de l’œil évoquent un être tapi et prêt à surgir.

Si terre et eau étaient positifs parce qu’initialement synonymes de vie, le feu, lui, est à l’inverse un élément destructeur, ce que montre son assimilation à la maladie :


A travers la peau (de Marie) on voit le feu qui la dévore flamber autour de ses os (p.101)

On entend craquer les os de Marie . (...) est-ce Marie qu’elle a dans ses bras ? Ou bien une grande racine de Bruyère, pleine de nodosités, et qui se tord lentement comme dans un brasier ? (p. 127).


En outre, le feu est le seul élément dont l’animation oscille entre animalisation, personnification et diabolisation ; les caractéristiques de force et de vitalité ne sont alors plus du tout synonymes d’élément agréable :

La bête souple du feu a bondi d’entre les bruyères (...). Elle était (..) à faire le diable à quatre. Elle a rué (..) ils l’ont vue, plus robuste et plus joyeuse que jamais, qui tordait parmi les collines son large corps pareil à un taureau. (p. 138)

Sa tête rouge (...) son ventre de flammes (...) sa queue (qui) bat les braises et les cendres (...) le dard de sa langue (...) son mufle dégouttant de sang. (p. 138-139)


La flamme s’est dressée sur (les buissons), et elle les a écrasés sous ses pieds bleus. Elle a dansé en criant de joie ; mais, en dansant, la rusée, elle est allée à petits pas jusqu’aux genévriers. (...) Et ce n’est plus la danseuse. Elle est nue;





ses muscles roux se tordent ; sa grande haleine creuse un trou brûlant dans le ciel. Sous ses pieds on entend craquer les os de la garrigue. (p.149)

Presque paradoxalement et du fait que le feu est un élément mouvant, il est comparé à l’élément eau et à un animal lui-même déjà rapproché de ce dernier :

Le grand fleuve du feu (...)coule.(p.160)

La flamme bondit comme une eau en colère. (p.153)

Des vers de feu qui ondulent et se tordent , se lovent , se déroulent.(p.154)


A l’instar des éléments terre et eau , les éléments pierre et feu sont très souvent liés dans une même image ou dans une même comparaison :

Il y a du soufre sous les pierres . (p.59)

La bête s’avance par bonds brusques , comme une pierre verte qui ricoche. La braise de sa gueule souffle et crachote.(p.48)

Il s’est cru mort ; il a vu les rochers de soufre et les cyprès. (p.159)

Au fond de ses paupières rouges , les yeux luisent comme du charbon cassé. (p.187)

En effet, la couleur qui les symbolise est elle-même connotée :

Des vautours gris hantent (la montagne de Lure). (p.12)

Dans le soir gris un vautour de Lure passe...(p.178)



L’air est certainement l’élément le plus original : en effet il lui est conféré un statut particulier qui ne varie pas au long du roman. Ce statut est double : l’air est considéré tantôt comme un contenu et tantôt comme un contenant ; le ciel le contient, il contient les bruits, les nuages et la pluie , la fumée et le feu , le soleil et la lune. C’est un élément ambigu, soit positif ou négatif en fonction de ses contenus, soit les deux à la fois dans l’absolu :

Le rude air des collines (p.16)

On préfère le vent qui vient du désert de Lure , qui coupe comme un rasoir , mais qui chasse les pies et indique (...) le gîte caché des lièvres. (p.16)





On notera qu’il se confond avec la notion de vent, en tant que vecteur de bruit ou de silence. Cette notion peut même prendre le pas :


. Ce sont les Bastides Blanches.(...)le pays du vent .(p.9)

Hier encore , le ciel était l’arène du bruit (...). Aujourd’hui , le silence. Le vent a dépassé la borne et court de l’autre côté de la terre. (p.43)

C’est le silence qui les réveille . Un silence étrange ; Plus profond que d’habitude (..).Quelque chose s’en est allé ; il y a une place vide dans l’air. (p.72-73)

Le silence est encore plus lourd qu’avant(...); il écrase la terre de tout son poids. (p.173)

..au bout du silence....(p.187)

L’air lui-même est doté d’un poids et d’un volume, c’est-à-dire perçu comme un élément visible et palpable :

(Des vautours gris ) dorment , étalés sur la force plate du vent. (p.12)

Tu vois le vent, tu crois que c’est vide , l’air; si tu avais rencontré ce qu’il y a dans l’air, face à face.....(p.33)

Tu sais , toi , ce qu’il y a derrière l’air ? (p.55)

Au fond de l’air.....(p.90)

Au fond du vent....(p.91)

(Un râle qui ) râpe l’air...(p.118)

Le poids du vent écrase (le chêne)...(p.34)

Le poids de l’air (p.69)

Le poids du ciel...(p.114)

Une lame de vent.. (fumée qui ) écrase le ciel....(p.153)

(La flamme ) creuse un trou brûlant dans le ciel . (p.149)

L’air tremble; de grands tourbillons visqueux le troublent.(p.83)

L’air gris et visqueux...(p.155)

(Un grondement) ébranle le ciel..(p.158)





Ainsi, il est très souvent assimilé à l’élément eau , et parfois même animé par certains verbes:

(Des vautours gris) tournent tout le jour dans l’eau du ciel. (p.12)

Le fleuve du vent s’est rué dans les cuvettes....(p.27)

Le ciel est comme un marais où l’eau claire luit par places entre les flaques de vase.(p.35)

(Un oiseau....) plonge encore dans la masse sombre qui coule comme un fleuve à la place du ciel.(p.148)

Un torrent de fumée(....) gonflant ses muscles boueux...(p.153)

(La placette) où dort encore un marais de fumée.(p.160)

Le long fleuve d’air mugit....(p.91)


Certains contenus de l’élément air peuvent être également considérés comme tangibles et de ce fait comparés à l’élément terre ou animés :

Il y a (un nuage) qui s’appuie pesamment sur le dos des collines comme une montagne du ciel; comme un pays du ciel , un grand pays tout désert, avec des vals ombreux, des croupes nues où le soleil glisse, des escarpements étagés(....).C’est un pays au-dessus des hommes. (p.71)


D’un seul bond , le soleil dépasse le sol de l’horizon. Il entre dans le ciel comme un lutteur , sur le dandinement de ses bras de feu . (p.68)

..il semble que le soleil ait fait un bond vers la terre: son brasier rapproché craque au bord du ciel. La chaleur tombe épaisse comme une pluie d’orage. (p.83)

..toute la poussière blanche du soleil se dépose dans une coupe de l’horizon...(p.84)

La lumière de la lune coule des hauteurs du ciel , jaillit en poussière blanche...(p.90)







Cette situation initiale ne tarde pas à se modifier sous une influence malaisément identifiable; en effet l’univers de Colline se met à basculer bien avant l’incendie apocalyptique qui clôt toute une série de bouleversements .

L’ordre des choses est dérangé du tout au tout , puisque les prémisses de la catastrophe finale , les « menaces » viennent non des éléments feu et pierre mais au contraire eau et terre. .De plus , les signes d’avertissement qui sont donnés au village ne le sont pas par lesdits éléments mais par deux animés , respectivement du monde animal et du monde humain :un chat, animal lié au monde humain, et Janet , homme détaché du monde humain et lié à l’animal :


..j’ai vu que c’était un chat. Un chat tout noir.(....)Au bout d’un moment il s’est dressé tout droit sur ses quatre pattes , raides comme du fil de fer (.....)Il a miaulé.(...........)Attention, chaque fois qu’il paraît , c’est deux jours avant une colère de la terre. (p.58)

Le monde des hommes de Colline est pétri de superstition, et pour eux la présence du chat avertit non seulement des catastrophes naturelles mais aussi des morts.


ce midi , ça a semblé faire exprès. Ils étaient tous sur la place , (...)et tout d’un coup ça a fait comme une feuille que le vent traînerait par terre. .Ils se sont tous retournés: c’était le chat. Cette apparition du chat les a de nouveau agglomérés dans la peur.(...)Il a sauté sur la fenêtre de Janet.(p.121-123)

Il existe un lien entre le chat et Janet : le chat va dormir sur son lit, Janet lui parle. Ce lien, C’est leur aspect maléfique. En outre Janet n’est pas seulement lié au monde animal , mais aussi à la nature et aux éléments , notamment l’eau puisqu’il jouit d’un don de sourcier :


(Le secret pour trouver l’eau) ça vient de naissance , si tu l’as pas de naissance , tu peux te fouiller. C’est le ventre de la mère qui l’apprend...(p.82)

Son pouvoir s’apparente à celui d’un médium , c’est un lien entre le visible et l’invisible , entre les animés et les inanimés:

Janet s’adresse à l’ombre, impersonnellement (...)Tu t’imagines de tout voir , toi ,avec tes pauvres yeux ? Tu vois le vent , toi qui es fort ? Tu es seulement





pas capable de regarder un arbre et de voir autre chose qu’un arbre . (...)Si tu avais rencontré ce qu’il y a dans l’air , face à face , tout d’un coup , au coin du chemin , un soir , tu verrais (les serpents) comme moi . (p.33)

Je déparle ? Ah , je déparle ? Tu as vu le grondé du vent , toi , le malin ? Et derrière l’air, tu sais , toi , ce qu’il y a derrière l’air ? (p.55)

Il est l’unique détenteur d’un secret, mais tarde sciemment à le révéler aux autres hommes :


Tout d’un coup cela était sur eux avant qu’ils aient pu se préparer. (p. 38)


Ca c’est mauvais ; apprends le, mon fi, c’est d’une fois comme ça, que c’est parti..._Quoi ?_ Ca se dit pas. (p. 45)


Il y a dans la parole du vieux des avensgronde une force cachée. (p. 80)


Cette désolidarisation par rapport au monde humain fait que Janet, et notamment son regard, est comparé à l’élément négatif qu’est la pierre :

Janet a rébarbative allure, ce soir : bleu de granit, arêtes dures du nez, narines translucides comme le rebord du silex. Un oeil ouvert dans l’ombre luit d’une lueur de pierre ; un de ces éclats de roches qui sont cachés dans la graisse de la terre...(p. 29)(Janet) est de pierre. ses yeux ne cillent pas. Il est comme une pierre creuse au travers de laquelle souffle un vent. (p. 108)

Janet est toujours raide et noir (...) ses yeux se sont fixés, une fois pour toutes, sur le mur, en face du lit... (p. 37)

Son petit oeil d’acier (...). (p.27)

Ah, Janet je la connais maintenant ta méchantise. Elle est toute droite devant moi comme une montagne. T’es de l’autre côté de la barricade, avec la terre, les arbres, les bêtes; contre nous. (p. 132)







L’atmosphère d’attente, mise en place par la présence du chat et les paroles de Janet , laisse présager a priori un malheur lié aux éléments feu ou pierre ; mais avant l’incendie la menace vient au contraire des éléments initialement positifs, tout d’abord avec un orage violent (et connoté d’autant plus négativement par des allusions à l’élément minéral), qui sera mis en parallèle , dans les paroles de Janet, avec une menace de tremblement de terre.

L’orage est animé, sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’une animalisation ou d’une personnification :

C’est un soir malade. (...) Tout le jour, le fleuve du vent s’est rué dans les cuvettes de la Drôme. Monté jusqu’aux châtaigneraies, il a fait les cent coups du diable dans les grandes branches; il s’est enflé jusqu’à déborder les montagnes et, sitôt le bord sauté, pomponné de pelotes de feuilles, il a dévalé sur nous. Maintenant il siffle autour des Bastides dans les flûtes de pierre que les torrents ont creusées (...). L’air sent le souffre, le gravier et la glace. (p. 27-28)


Lors de la mise en parallèle de l’orage et du tremblement de terre par Janet , il s’agit cette fois nettement d’une animalisation :

L ’orage qui bouchait les défilés du fleuve s ’est levé. Comme un taureau fouetté d’herbes, il s’est arraché à la boue des plaines; son dos musculeux s’est gonflé; puis il a sauté les collines, et il s’est mis en marche dans le ciel. (p. 35)

Pour l’heure la colline est couchée comme un boeuf dans les herbes et seul le dos paraît (...). Pour l’heure elle est couchée, si jamais elle se lève, alors tu me diras si je déparle...(p. 34)


On pourra d’ailleurs lire ensuite :

Un grondement terrible ébranle le ciel. Le monstre terre se lève : il fait siffler au sein du ciel ses larges membres de granit. (p. 158)




L’ambiguïté de l’élément air ne cesse pas avec l’apparition de ces menaces, au contraire, puisque l’air est le contenant, l’arène de l’orage comme de l’incendie , mais , parallèlement , joue le rôle d’un indicateur tant sonore que visuel de ces événements :


On a vu que l’air était le vecteur du bruit :

L’air immobile lui apporte un petit flocon de bruit. (p. 20)






Mais il révèle aussi bien sa présence que son absence, le silence, ce que nous montrent des images dont la violence suggère progressivement l’idée de mort :

Le silence est lourd comme un plomb. (p. 44)

Tout l’air du soir semble se coaguler en silence. (p. 58)

C’est le matin du deuxième jour. Pas de vent, et toujours le silence. (p.61)

Le ciel est maintenant comme une grande meule bleue qui aiguise la faux des cigales. (p. 64)

C’est venu sur eux tout d’un coup, comme ça. (...) Rien; c’est comme d’habitude. Pourtant il manque quelque chose. D’un bloc il se tourne vers la fontaine. Elle ne coule plus. (p. 73)

Un silence tombe. Depuis l’incendie, le silence est encore plus lourd qu’avant; (...) il écrase la terre de tout son poids. (p. 173)


L’élément air a permis, en tant qu’indicateur sonore, de pressentir la « mort » de la fontaine du village. Sur le plan visuel, il avertit le monde humain de l’incendie qui approche :


Une épaisse couronne de violettes pèse sur le front pur du ciel. A travers cette brume le soleil monte pareil à une grenade. L’air brûle comme une haleine de malade. (p. 61)

Une insolite brume rousse monte...(p.131)

Cette brume de tout à l’heure, c’est maintenant tout le ciel. Au travers, on peut regarder le soleil; il est rond et roux comme un abricot. (p. 133)


Et pourtant , c’est ce même élément qui véhicule tour à tour l’eau et le feu déchaînés.




Toutes les images animant les éléments, tantôt personnifications et tantôt animalisations, laissent à penser dès les premières pages du roman qu’une vie habite les éléments comme le monde végétal, et qu’ainsi une volonté propre, immanente les guide. C’est à cette première « hypothèse » que Gondran pense assez tôt dans le roman :

C’est donc tout vivant ? (...) Tout : bêtes, plantes, et, qui sait, peut-être les pierres aussi (...) Cette terre ! Cette terre qui s’étend, large de chaque côté, grasse, lourde, avec sa charge d’arbres et d’eaux, ses fleuves, ses ruisseaux, ses forêts, ses monts et ses collines, et ses villes rondes qui tournent au milieu des éclairs, ses hordes d’hommes cramponnés à ses poils, si c’était une créature vivante, un corps ! Avec de la force et des méchancetés ? (...) Un corps ! Avec de la vie ! (...) L’idée monte en lui, comme un orage. Elle écrase toute sa raison. Elle fait mal. Elle hallucine. (p. 51-52)





Le fait est que l’image qui nous est donnée des éléments dominés par le monde humain est une véritable image de mort :

Les maisons encadrent une petite place de terre battue, aire commune et jeu de boules. Le lavoir est sous le grand chêne. On rince le linge dans un sarcophage de grès, taillé intérieurement à la ressemblance d’un homme maillotté. Le creux du cadavre est rempli d’une eau verte, moirée et qui frissonne, égratignée d’insectes aquatiques. Les bords de ce lourd tombeau sont ornés de femmes qui se flagellent avec des branches de laurier. C’est Aphrodis Arbaud qui a déterré cette vieille pierre en arrachant un olivier. (p. 13)


Les inanimés seraient alors animés...par une volonté de rébellion, de reconquête :


Il y a de l’herbe sur la placette. Des touffes d’herbe jaune; comme sur la colline. Cette placette, elle est en train de redevenir un morceau de la colline sauvage, telle qu’elle était avant. (...)Le monde des arbres et des herbes attaque sournoisement les Bastides (...). Sur l’autre bord de la placette, une ombre se coule sous l’abri du chêne : un sanglier ! Un sanglier en plein jour aux Bastides! (p. 129-130)


La menace contre le monde humain ne viendrait pas seulement d’une animation physique des éléments - leur force... :

C’est fort un arbre. Ca a mis des cent ans à repousser le poids du ciel. C’est fort, une bête. Ca dort tout seul (...), ça ne crie pas quand tu les tues. C’est fort, une pierre, une de ces grandes pierres qui partagent le vent (...) qui ont vu le premier jour. (p. 114)


....mais aussi et surtout d’une animation morale , - leur méchanceté, si souvent mentionnée :

(...)Cette lutte contre la méchanceté des collines. (p. 102)

Lutter avec la colère des collines. (p. 103)

Gagou est entré dans la colère des terres hautes. (p. 147)

Elle sera toujours là, la colline, entre nous, avec sa grande force méchante. (p. 164)

Une vie immense, très lente, mais terrible par sa force révélée, émeut le corps formidable de la terre. (...) Tout à l’heure, pour se venger, elle va me soulever en plein ciel (...) (p. 53)







Pourtant, il semble subsister un mystère, comme le montre cette phrase :

Quelque chose a blessé la fontaine et elle est morte. (p. 106)


L’animation ou la mort des éléments ne dépend pas d’eux ; il n’y aurait alors pas une volonté immanente mais transcendante , une volonté divine .....C’est la seconde hypothèse développée par Janet, son « secret » enfin révélé :


La grande force des bêtes, des plantes et de la pierre. (...) T’es comme un fermier; il y a le patron. (...) Il est le père de tout; il a du sang de tout dans les veines. (...) Sous la cabane de ses jambes, le chien et le lapin font ami , museau contre museau, poil contre poil. (...) Puis c’est tout qui vient. (...) Et tout ça vient parce qu’il est le père des caresses. Il a un mot pour chacun. (...) Et pour les arbres, c’est pareil : ils le connaissent, ils n’ont pas peur. (...) Il voit les blessures, les coups de couteau et les crevures des haches et il les console. (...) Il tient dans sa main la grande force. (p 111-114)


Pan serait assimilé à un « patron » , celui qui a le pouvoir, le contrôle de la force. Il a le pouvoir de conciliation (communion presque physique de tous les animés) et de protection de toute la nature. C’est bien le Dieu créateur, à la fois paternel ( puisqu’il est « le père de tout » ) et maternel ( puisque l’homme « étai(t) sur (s)es genoux un petit avec la bouche pleine de (s)on lait... »).

Cela ramène l’homme à l’état de créature de Pan au même titre que les êtres des mondes végétal et animal, ce que montre ce jeu des prépositions :

C’était si simple, à l’ancienne façon : l’homme, et, tout autour, mais sous lui, les bêtes, les plantes. (...) Maintenant il va falloir vivre avec ce qui est désormais éclairé et c’est cruel ! C’est cruel parce que ce n’est plus seulement l’homme , et tout le reste en dessous, mais une grande force méchante et, bien en dessous, l’homme mêlé aux bêtes et aux arbres. (p. 116)


Le monde humain est donc coupable envers la nature et les inanimés de s’être cru supérieur et de les avoir dominés ; ces derniers sont donc mus par un esprit de véritable vengeance, parce qu’ils ont souffert :

Il y a trop de sang, autour de nous. Il y a dix trous, il y a cent trous, dans des chairs (...). Il y a cent trous, il y a mille trous que nous avons fait, nous, avec nos mains. Et le maître n’a plus assez de salive et de parole pour guérir. (...) Toi et moi, nous sommes à lui, aussi; seulement, depuis le temps, nous avons oublié le chemin qui monte jusqu’à ses genoux. (...) Ce chemin, il faudrait pouvoir le retrouver. (...).(p. 117)





Mais cette volonté transcendante est-elle réellement divine, ou simplement humaine ? Cette dernière hypothèse est celle de Jaume, qui suspecte Janet, homme dont le savoir est devenu synonyme de pouvoir, à l’instar des sorciers :


C’est (Janet) qui a fait tout ça , avec sa tête. (...)Il a fallu qu’il s’en soit mêlé. Il a fallu qu’il sache ce sacré putain de secret pour commander (la colline) , la tenir à son loisir , l’enrager quand il veut. (p.164)


Il m’est venu à l’idée que derrière l’air , et dans la terre , une volonté allait à la rencontre de la nôtre(...)J’allai voir Janet.(...)Et j’ai vu sa méchanceté , toute droite , devant moi , comme un homme.(...)J’ai vu (un monde né de ses paroles) et puis quelqu’un , qui avait une épine à la main et qui déchirait les plaies pour faire monter la colère.(...) Et c’est Janet qui tient l’épine , termine Jaume.(p.171-173)


Sa motivation serait sa seule méchanceté, aigrie par l’approche de la mort : il se désolidarise du monde humain .Une seule solution reste alors aux hommes pour survivre :


Il faut le tuer . (...) Il faut le tuer , c’est le seul moyen.(...)C’est pas un homme.(p.174-175)


Mais au moment où l’idée du meurtre est acceptée et va être mise en pratique , Janet meurt de mort naturelle...Et la fontaine se remet à couler le soir - même , et dès le lendemain l’état de Marie s’améliore...Est-ce un hasard ou cela confirme t- il la dernière hypothèse ? L’ambiguïté persiste jusqu'à la fin du roman.





cette ambiguïté est tout d’abord due au contexte nocturne : la couleur sombre , celle de l’élément minéral , a été connotée négativement tout au long de l’œuvre , et la lune semble être un élément de fantastique :





Des vautours gris hantent (Lure , dont) bien en avant de la nuit , (l’)ombre fait la nuit aux Bastides.(p.12)

..l’ombre de Lure monte.(...)Et puis , il y a la lune . voyez : l’ombre du cyprès noircit peu à peu et se dessine sur l’herbe . (p.84)

La lune fait de Gagou un être étrange . (p.88)

(Sa) lumière froide est dans les âtres sans grillons. Elle découpe les ombres en hommes encapuchonnés..(p.92)


L’ambiance , l’atmosphère finale en est donc d’autant plus inquiétante:

Un silence , et les quatre hommes immobiles. (..)Dans le soir gris un vautour de Lure passe , les serres ouvertes. (p.178)

La nuit est venue , épaisse et sombre . (p.180)


D’autre part , une ambiguïté réside dans la mort de Gagou : il est , on l’a vu , entre le monde animal et le monde humain du fait de son « innocence » ; or , dans l’optique d’une culpabilité de l’homme vis-à-vis des éléments et de la nature , il est le seul puni ... par le feu , de ce fait élément purificateur :

Gagou est entré dans la colère des terres hautes.(p.147)


De plus , l’animal tué , sacrifié symboliquement dans la scène finale n’est autre qu’un sanglier , l’animal avec lequel Gagou développait d’étranges similitudes:

On l’a écorché tout chaud , et l’on s’est partagé la viande à pleines mains.(...)Jaume a étendu (la peau) sur deux baguettes de saule et il l’a pendue à la branche basse du chêne...(p.190)


Enfin , la présence de l’élément eau à la fin du roman est elle aussi ambiguë ; est-elle encore une fois un élément transitoire...entre culpabilité et innocence?

En effet si l’eau, élément vital, revient, c’est comme teinté de mort :

La fontaine chante une longue mélopée qui parle de pierres froides et d’ombres. L’abreuvoir vivant palpite.(p.189)


La vie revient sur (Gondran) comme une grande vague rugissante.(p.179)


La vie est comparée à l’eau , l’eau est comparée à la vie ; mais cette assimilation n’est plus complète: la notion de joie n’accompagne plus le chant , au contraire; c’est ce dernier qui véhicule les images de mort.







Faut-il voir , dans la présence de cet élément , un ultime symbole de purification du monde humain tout entier ?

On a écorché(le sanglier... à pleines mains...)Et les hommes se sont lavé les mains dans l’abreuvoir d’eau claire (...)De la peau qui tourne au vent de nuit et bourdonne comme un tambour , des larmes de sang noir pleurent dans l’herbe . (p.190)


Parallèlement à l’opposition symbolique des termes « eau claire » et « sang noir », s’opère une concordance des notions de survie humaine et de mort animale.


Il faut donc considérer que« cette présence de l’énigme, dans les trois romans du cycle de Pan » *,n’est pas à résoudre, puisque « les dernières lignes(de Colline), comme souvent chez Giono , associent vie et mort »** ; l’essentiel est cette harmonie retrouvée, cette paix « où vie et mort sont liées naturellement »***.C’est l’unité de l’univers qui est en jeu quand « les trois règnes et les quatre éléments s’interpénètrent (...) par une perpétuelle osmose ».****










*JEAN GIONO, IMAGINAIRE ET ECRITURE. Actes du Colloque International J.Giono, Edisud , 1985. p.13.

**GIONO. CITRON Pierre, Collection Ecrivains de toujours, Seuil, 1995. p.26.

***Ibid. p.23.

****Ibid.p.26.













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